1054. Victor Hugo à sa femme

 

Du Tréport — 6. 7bre1837, onze heures du soir.

 

Je n’ai pu résister au Tréport; J’en étais trop près. Il m’attirait trop vio­lemment, m’y voici. J’y suis arrivé cette fois à la marée basse. C’est tou­jours un lieu ravissant . — Hier, j’ai fait à pied une excursion au Crotoy, charmant petit port vis-à-vis St Valery, à l’embouchure de la Somme. Au moment où j’arrivais c’était le départ des barques , chose toujours admi­rable et toujours nouvelle. Toutes les voiles, dessinées nettement par les angles, s’enlevaient en noir sur le ciel et sur la mer qui éblouissait. Je t’aurais voulue là, chère amie. J’ai revisité à Abbeville S t -Wulfran et sa vieille façade toute rongée par la bise et par la lune. J’ai revu cette belle église avec autant de plaisir que la première fois, il y a deux ans. Elle a quelques rides de plus et je n’en ai pas de moins. — Il y a à l’angle une sublime statue de vieillard à demi enfouie dans un toit. Ils ont bâti là une ignoble maison qui lui monte jusqu’à la ceinture, le vieux saint de pierre les laisse faire sans interrompre sa calme rêverie. A côté de lui un guerrier que cette honteuse crue de tuiles semble près d’atteindre s’en dégage fière­ment. Toutes ces figures sont graves et belles. Il ne faut pas les voir pour­tant après celles d’Amiens. — J’ai bien employé ma journée, mon Adèle. J’ai été voir le château de Rambure, beau groupe de tours du treizième siècle. Je l’ai dessiné. La route à travers bois était charmante. Quoique fort cahotée, j’ai pu la faire en voiture. Et puis je suis venu au Tréport. J’ai laissé à ma gauche Blangy, riante petite ville cachée dans les peupliers au fond d’une superbe vallée à grands contours. J’ai également laissé de côté la route d’Aumale qui traçait sur le revers des collines opposées le geste fulminant et tortueux de MelIe Mars dans Tisbé. J’ai traversé Gamaches. L’église a un charmant portail du 15e siècle. J’ai vu passer à Gamaches deux femmes qui n’étaient pas à la noce. C’étaient deux pauvres contrebandières de tabac prises sur le fait. On les menait en prison à Blangy avec leur tabac, leur déconvenue et leur charrette ornée de deux gendar­mes. Je leur ai donné la monnaie que j’avais dans ma bourse. — La route de Gamaches à Eu est fort verte et fort bien entourée. Elle court gaiement le long d’une haute colline qui va aboutir aux falaises. On rencontre de temps en temps un de ces carrés de chanvre qui ressemblent, à des forêts de petits cocotiers. On se suppose géant, on est en Amérique.

Mais tu dois être bien fatiguée de cette lettre sans fin, ma pauvre amie. Je la ferme en t’embrassant; ainsi que ton père et les chers petits. — As-tu écrit à M. Naudet que j’étais absent ? — Je ne sais encore si je passerai par Gisors. Mais écris-moi toujours là. Mon itinéraire dépendra des voitu­res. Je tâcherai pourtant de le diriger vers Gisors. —

A bientôt, mon Adèle bien-aimée. — A bientôt, ma Didine. — Mille baisers.

Adresse: Timbre postal:
Madame la Vtesse Victor Hugo

Eu 7 sept 1837.

36, r. Boileau
Auteuil, près Paris