961. VICTOR HUGO A SA FEMME

 

Courseulles — 7 juillet — [1836]

Je continue, chère amie, l’espèce de journal tel quel que je te fais de mon voyage. En quittant Barneville, cette affreuse auberge où je n’ai trouvé que du lait et des puces, la route était horrible, la plus horrible que j’ai vue, aucun moyen de transport jusqu’aux Pieux où je devais trouver un coucou pour Cherbourg. Quatre lieues (de pays !) à faire à pied par une chaleur des tropiques. Heureusement, ayant dirigé mes quelques nippes sur Cherbourg, je n’avais pas de paquet à porter. Il était six heures du matin. Je me suis mis bravement en route. Au-dessus de Barneville, je me suis retourné. La vue s’étend à dix lieues. Le ciel, la terre et la mer étaient super­bes. On voit de là un assez large golfe qui forme deux caps aux deux poin­tes opposées desquels apparaissaient dans la brume le clocher de Portbail et le clocher de Barneville, comme deux grands clous aux deux extrémités d’un fer à cheval. Une grosse brume rousse, où entraient des barques de pêcheurs, roulait lourdement sur l’océan et allait s’échouer au fond du golfe d’où il s’en détachait un long convoi de nuages déjà engagé fort avant dans les terres. Vous avez dû avoir une partie de mon paysage en pluie le len­demain.

Après quelques instants d’admiration et de repos je suis reparti, cau­sant çà et là avec des pêcheurs qui me prenaient pour un propriétaire riverain, et longeant, à cause de la chaleur, les buissons et les mares de très près au risque de marcher dans les canards. Or les quatre lieues fai­saient huit lieues. A cinq heures du soir j’étais aux Pieux, depuis la veille onze heures du matin, excepté ma tasse de lait de Barneville, je n’avais rien pris. Trente heures sans manger et une douzaine de lieues à pied, en addi­tionnant celles de la veille avec celles du jour, voilà ma prouesse de La Haie-du-Puits aux Pieux. Aux Pieux il y avait une jolie petite hôtesse toute ronde que j’ai aidée à écosser les pois de son jardin, et à qui j’ai dit mille galante­ries tout en sueur que j’étais. Enfin j’ai dîné et à sept heures je roulais vers Cherbourg dans un coucou dont les roues faisaient entr’elles des angles bizarres.

Je roulais depuis deux heures. Il était nuit noire. Tout à coup je lève ou plutôt je baisse les yeux. Il y avait devant nous un immense gouffre d’ombre où la mer faisait de larges échancrures blanchâtres. A droite, sous nos pieds, au fond, brillaient quelques vingtaines de lanternes alignées avec quelques vîtres éclairées çà et là dans un tas informe de toits noirs. Au loin éclataient deux phares. A gauche au-dessus de nous les ormes de la route qui ont des profils si étranges la nuit, se détachaient sur un ciel crépuscu­laire. La spirale indécise du chemin se perdait à mi-côte. On entendait le bruit mystérieux de la mer. J’arrivais à Cherbourg.

Il est difficile, n’est-ce pas ? de mieux arriver dans une ville. N’en rien voir que quelques lumières dans un amas d’ombre, n’en rien entendre dans la rumeur de I’océan, c’est admirable, on la suppose comme on veut. —

Le lendemain, j’étais tout désappointé. Excepté l’église, qui a quelques curieuses ciselures, Cherbourg est une plate ville.

J’ai fait là une promenade en mer avec Nanteuil. Nous avons visité le port, la digue, &c. Décidément je fais peu de cas des grands ports de mer. Je déteste toutes ces maçonneries dont on caparaçonne la mer. Dans ce labyrinthe de jetées, de môles, de digues, de musoirs, l’océan disparaît comme un cheval sous le harnais. Vive Étretat et Le Tréport ! Plus le port est petit, plus la mer est grande.

A huit heures du soir, nous quittions Cherbourg. Nous montions tous les deux à pied lentement la côte de Tourlaville. Derrière nous la mer s’étalait sur l’immense horizon, unie et comme cirée. Du point où nous étions on voyait trois golfes. La magnifique croupe de granit d’où l’on extrait la digue faisait un bloc sévère au-dessus de Cherbourg qui se voilait de ses fumées. Un canot qui traversait la rade laissait derrière lui un long sillage d’argent qui allait distinctement jusqu’à Cherbourg quoique l’embarcation en fût à plus d’une lieue. Le crépuscule simplifiait les lignes déjà fort belles des collines et de la [mer]. L’eau était nacrée par endroits, et tout au fond, au milieu de l’océan mate et sans reflets, on y voyait s’éteindre le soleil sur lequel s’abaissait une paupière de nuages.

— Du reste Cherbourg n’en avait pas moins une figure médiocre. Mais quand le ciel et la mer font une sauce à une ville quelconque, c’est tou­jours beau.

Il faut bien que je m’arrête ici, c’est tout au plus si j’ai une plume. Il n’y a pas de poudre pour sécher mon papier, et je suis forcé de me servir pour cela d’un numéro du Constitutionnel. Pauvre Constitutionnel, forcé de boire ma littérature  !