Lettre de Victor HUGO à son ami artiste Louis BOULANGER.

 

Du Tréport le 06 août 1835.

 

A la fin du mois de juillet 1835 Victor Hugo quitte Paris en compagnie de Juliette Drouet et entreprend un large périple qui va les mener en Picardie puis en Normandie. Le 1er août, il arrive à Saint-Quentin. Puis il passe par Péronne pour rejoindre Amiens où il arrivera le 3 août. Le lendemain, il part pour Abbeville puis au Tréport. Dans la ville por­tuaire, il dormira à l’hôtel de Calais situé au-dessus de la rampe et en dessous de l’église. C’était, à l’épo­que, un ancien relais des postes.

Victor Hugo écrira du Tréport une lettre à un des ses proches, Louis Boulanger. L’écrivain évoque la mer et insiste sur son rap­port étroit avec celle ci. «  Cela remue en nous des abîmes de poésie », écrit-il. Il décrit avec force l’état de la mer, «  par grand vent », son «  râle affreux » avec « un aspect sombre et les larges mousselines de l’écume se déchirant aux cailloux ». Un beau tex­te assurément sur la mer au Tréport qui mérite d’être lu.

 

La lettre à Louis Boulanger depuis Le Tréport le06 août 1835 :

«Je suis au bord de la mer, Louis, et c’est une grande chose qui me fait toujours penser à vous. D’ailleurs, vous savez bien que nous sommes deux frères.

Je voudrais que vous fussiez ici, d’abord parce que vous seriez près de moi, ensuite parce que vous seriez près de la mer. Nous autres, nous avons quelque chose de sym­pathique avec la mer. Cela remue en nous des abîmes de poésie. En se promenant sur une falaise, on sent qu’il y a des océans sous le crâne comme sous le ciel.

Je suis arrivé hier soir. En arri­vant, j’ai visité l’église, qui est com­me sur le toit du village. On y mon­te par un escalier. Rien de plus char­mant que cette église qui se dresse pour se faire voir de loin aux mate­lots en mer et pour leur dire : je suis là. J’aime bien un matelot dans une église (il y en avait un dans l’église du Tréport). On sent que ces hommes, sur qui pèse toujours la mer, viennent chercher là le seul contrepoids possible. De tristes cho­ses au bord de l’océan qu’une char­te et une chambre des députés !

Eh bien ! J’ai senti que l’art res­tait grand ! Voyez-vous, il n’y a que cela, Dieu qui se reflète dans la nature, la nature qui se reflète dans 1’art.

A la nuit tombante, je suis allé me promener au bord de la mer. La lune se levait; la marée montait; des chasse-marée et des bateaux pêcheurs sortaient l’un après l’autre en ondulant de l’étroit gou­lot du Tréport. Une grande brume grise couvrait le fond de la mer où les voiles s’enfonçaient en se simpli­fiant. A mes pieds, l’océan avançait

pas à pas. Les lames venaient se poser les unes sur les autres com­me les ardoises d’un toit qu’on bâtit. Il faisait grand vent; tout l’horizon était rempli d’un vaste tremblement de flaques vertes ; sur tout cela un râle affreux et un aspect sombre, et les larges mousse­lines de l’écume se déchirant aux cailloux; c’était vraiment beau et monstrueux. La mer était désespé­rée; la lune était sinistre. Il y avait quelque chose d’étrange à voir cet­te immense chimère mystérieuse aux mille écailles monter avec dou­leur vers cette froide face de cada­vre qui l’attire du regard à travers quatre-vingt-dix mille lieues, com­me le serpent attire l’oiseau. Qu’est-ce donc que cette fascina­tion où l’océan joue le rôle de l’oiseau?

Hier, en quelques heures, j’ai vu la mer sous trois aspects bien diffé­rents. La première fois, il était deux heures de l’après-midi, c’était entre Abbeville et Valines à ma droite. La mer était loin, c’était comme un banc de brume posé sur la ligne extrême de l’horizon. La seconde fois, près d’Eu, le soleil déclinait, le ciel était gris et plein de vapeurs dif­fuses, la mer emplissait l’intervalle de deux hautes collines ; je ne sais comment tombait le rayon du soleil, on eût dit un triangle d’or massif sans aucun coin sombre; seulement un léger frissonnement moiré à la surface. Cela m’apparut subitement au haut d’une montée comme un trou éblouissant au bas du ciel terne. Figurez-vous cette vision.

Le troisième aspect, c’était cette marée montante le soir.

Mais voici une lettre sans fin. et je ne vous ai pas encore parlé de vous, cher ami. Il me semble que parler de la mer, c’est parler de nous. Est-ce que nous ne dirions pas cela et mille autres choses enco­re si nous étions ensemble ? Oh ! je vous voudrais ici, mon excellent ami, pour moi; vous, mon grand peintre, pour l’océan. Adieu. Le papier me manque ; je vous serre la main. Faites de belles choses là-bas pendant que j’en vois ici. »

 

Le parcours de Victor Hugo

Entre le 25 juillet et le 22 août 1835, Victor Hugo entreprend un voyage en Picardie et en Norman­die. Son périple le fera passer par: Montereau, Bray, Provins, Coulom­miers, Château-Thierry, Oulchy, Sept-Monts, Soissons, Coucy, Pinon, Laon, La Fère, Saint-Quentin, Péronne, Lamotte-en-Sangterre (aujourd’hui, Lamotte-Warfusée), Corbie, Boves, Amiens, Picquigny, Abbeville, Eu, Le Tréport , Dieppe, Arques, Saint-Valéry-en-Caux, Fécamp, Etretat, Montivilliers, Le Havre, Harfleur, Bolbec, Lillebonne, Tancarville, Caudebec, Saint-Wan­drille, Jumièges, Duclair, Rouen, Les Andelys (Château-Gailllard), La Roche-Guyon, Mantes, Meulan, Pon­toise, Beaumont, Sentis, Monté­pilloy, Compiègne, Noyon, Pierrefonds, Villers-Cotterêts, Montagny, Dammartin, Louvres, Gøussainville, et enfin, Le Bourget.